CHAPITRE X

 

 

 

 

Un sursaut nerveux secoue le corps de Cal qui reprend soudain conscience, se demandant où il est. Couché sur le côté, à même le sol, il bouge la tête machinalement et grimace. Une douleur violente lui a vrillé la tempe droite. Durant plusieurs secondes, il reste immobile pour laisser la souffrance s’atténuer et cette fois ouvre les yeux lentement. Quelque chose le gêne aux poignets, et il comprend qu’il est attaché. Ah oui ! la chute…

Apparemment, il est prisonnier, mais où ? Son crâne le fait tellement souffrir qu’il a envie de ne plus bouger, indifférent à ce qui peut lui arriver. Un bruit de voix. Il ferme à moitié les yeux et distingue quatre soldats de Senoul qui approchent avec un kaval qu’ils viennent apparemment d’abattre. L’un d’eux est tout prêt et Cal ferme complètement les yeux. Le soldat ne dit rien et rejoint ses camarades. Pour l’instant, il n’y a rien à faire, sinon alerter HI. Il tourne sa langue dans sa bouche, douloureuse, pour brancher son émetteur… Un trou. Il n’y a plus de dent !

Cette fois l’émotion lui fait oublier la souffrance. La dent a dû sauter sous le choc qu’il a encaissé sur le côté de la figure. Il est isolé. Le coup dur !

Bon, de toute façon, il ne peut rien faire pour l’instant, il est en trop mauvais état. Et s’il est toujours vivant, c’est qu’on le destine à quelque chose, le bûcher peut-être. Ce qu’il faut avant tout, c’est récupérer des forces. Il repose la tête sur le sol et s’endort.

Un coup de pied dans la cuisse le réveille immédiatement. Il se redresse à moitié et pousse un gémissement sous la douleur à la tête qui est revenue brutalement.

— As-tu fini de dormir, renégat ?

Le prêtre. Cal ouvre les yeux lentement et s’assied. La douleur s’apaise plus vite maintenant et il lève les yeux. Il a l’air à la fois ravi et furieux, le prêtre.

— Tu vas avoir le temps de te reposer, sale incroyant ! En arrivant à Senoul, tu seras en état pour le bûcher !

Au moment de répondre, le Terrien a une idée et il porte les mains entravées à son visage d’un air égaré.

— Que… que s’est-il passé ? Tu as gagné la bataille ?

Le prêtre va pour répondre quand il se ravise et hoche la tête.

— Tes troupes ont été écrasées, il n’y a plus un seul renégat en vie.

Oh ! Ça c’est un peu gros !

— Je n’ai pas envoyé mes cavaliers au bon moment et puis ils étaient trop peu nombreux, ils ont dû être massacrés…

— Jusqu’au dernier.

Cette fois Cal a la preuve que l’autre ment ! S’il avait été vainqueur il aurait donné des précisions, indiquant que quelques cavaliers avaient pu fuir. puisque le massacre total des robots est impossible. Donc les troupes de Senoul ont bel et bien été battues, au contraire. Cal fait mine d’être effondré.

— Jamais je n’aurais dû vous attaquer seul, tous les deux.

— Tu as de la chance que je n’aie pas voulu te tuer. Mon coup d’épée t’a jeté au sol.

— Toi et le Rajak, vous m’amenez à Senoul ?

— Tu poses trop de questions, incroyant.

Il fait demi-tour et approche d’un feu sur lequel achève de cuire le gibier. Une demi-heure plus tard, un soldat, en riant, jette à Cal un morceau de viande qui roule à terre.

— Tiens… Tu dois avoir faim, « capitaine ».

Ses copains éclatent de rire mais ça ne touche pas le prisonnier qui est en train de réfléchir. Il est important de récupérer ses forces. Le morceau de viande est plein de terre et d’herbe, mais tant pis. Il se traîne, le ramasse et l’essuie tant bien que mal. Ses mains le font souffrir. La lanière de cuir qui les entrave est trop serrée. Gauchement, il arrache des morceaux de nourriture, grimaçant lorsque sa mâchoire se met à mastiquer. Lorsque sa faim est apaisée, il se rallonge pour dormir.

C’est un crissement de roues qui le réveille, plus tard. Un grand char à voile vient d’arriver, entouré d’une dizaine de soldats. Le Rajak apparaît à son tour. On va sûrement lever le camp. Dix minutes plus tard, on le jette au fond du char, entre des ballots entassés à l’avant. Le Rajak et le prêtre, qui a l’air d’avoir un grade élevé, prennent place à l’arrière avec deux soldats. Deux autres suivent, à antli. Le reste de la troupe fait le chemin à pied, vite distancé.

Lentement Cal s’installe et fait glisser ses mains vers sa botte droite. La dague est toujours là ! Il ne peut plus attendre s’il veut récupérer ses mains privées de sang par le lien ! Tant bien que mal, il sort l’arme et entreprend de scier aux trois quarts le lien de ses pieds. Puis il coince le manche entre ses chevilles et détache ses mains. Dès que la circulation se fait à nouveau, il réprime un grognement de douleur, ouvrant et serrant les poings pour pomper le sang. Il faut un bon quart d’heure pour qu’elles soient de nouveau capables de tenir quelque chose. Il était temps… Maintenant, que faire ? Sauter ? Il sera tout de suite rattrapé. À vue de nez, il y a encore trois bonnes heures de jour.

C’est le prêtre qui apporte la solution, en apparaissant à côté de Cal, une arbalète à la main.

— Montre comment fonctionnent ces arcs, fait-il. Doucement Cal se redresse cachant ses mains déliées et commence à expliquer où glisser les deux flèches avant de bander les deux lames de ressort. Théoriquement il faut faire l’inverse, mais il préfère être sûr que l’arme soit chargée. Lorsque l’arbalète est prête à tirer, il se penche en avant, la mine intriguée.

— Tu n’as pas placé la clavette ?

— Quelle clavette ?

— Sur le côté, là…

Le prêtre cherche, retourne l’arme sans rien voir.

— Où est-ce, dit-il, impatienté ?

— Sur le côté. Fais-moi voir, dit Cal, en glissant à genoux comme pour mieux regarder.

Le prêtre se penche et dans le même mouvement Cal se détend, sa main gauche venant bloquer les deux petites gâchettes sous la crosse de l’arbalète, tandis que sa main droite plonge la dague dans la poitrine offerte. Arrachant l’arbalète, il la braque sur le Rajak en criant aux soldats :

— Plus un geste ou le Rajak est mort.

Les soldats, pétrifiés, tournent la tête vers leur chef, pâle, qui leur fait signe de ne pas bouger. L’homme à la barre n’a pas bronché.

— Appelle les cavaliers, ordonne Cal !

Le Rajak s’exécute et les deux hommes arrivent, indécis. Eux aussi ont été pris de vitesse.

— Attachez les antlis à l’arrière du char, ordonne Cal aux deux soldats qui obéissent. Les cavaliers, sautez à terre maintenant !

Le char roule à un modeste vingt kilomètres/heure et ils devront courir s’ils veulent le rattraper. Lorsqu’ils sont à cent mètres. Cal se tourne vers les deux derniers soldats, sans que son arbalète ait cessé de menacer le Rajak.

— Sautez, vous aussi.

Sans insister, ils basculent par-dessus bord.

— Toi, tâche d’accélérer un peu, lance le Terrien à l’homme de barre qui a continué, imperturbable, à conduire le char.

Au bout de dix minutes, le char stoppe et Cal le fait descendre après lui avoir ordonné d’attacher le Rajak. Cette fois, la situation est plus claire. Le blocage de roue desserré et la grand-voile bordée, le char repart, tirant les antlis qui suivent sans histoires. Une fois passé la ligne de crête suivante. Cal oblique vers le sud. La piste est en pente et le char roule maintenant à cinquante kilomètres/heure.

Peu avant la nuit, Cal s’enfonce résolument dans une petite vallée et cache de son mieux le véhicule dans les buissons. Le corps du prêtre est encore à l’avant et Cal décide de l’enterrer, ce qui va très bien convenir au Rajak !

Au lever du jour. Cal attache solidement le Rajak sur l’un des antlis et grimpe sur l’autre après avoir fouillé le char et récupéré deux arbalètes et son épée.

 

*

 

Le soir tombe lorsque les deux hommes arrivent au passage du gué. Cal n’a pas à se faire reconnaître. Une silhouette traverse à grands bonds gracieux : Casseline !

Arrivée près de lui, haletante, elle pose une main sur sa jambe et le regarde, sans dire un mot. Il pose la main sur la sienne, puis sourit doucement.

— C’est fini, Cassy, nous vivrons en paix maintenant…

Bien plus tard, dans sa maison, Cal fait le récit de sa capture, puis Sistaz lui raconte la fin de la bataille. Il a réussi à regrouper une centaine de ses soldats autour de lui et les a reformés en triangle. Peu à peu, les autres ont regagné leurs rangs, pendant que la cavalerie de Stuil empêchait les Senouliens de s’enfuir. Finalement, neuf cents soldats ennemis se sont rendus… aux trois cent cinquante survivants de Kankal. Car il y a eu beaucoup de tués. Mais la leçon a été comprise, les ordres de Sistaz sont maintenant exécutés à la lettre. Un peu tard, hélas ! Le retour à Kankal a été douloureux pour les familles.

Divo et les autres partis, Cal est longtemps resté les yeux dans le vague sans voir les flammes de la cheminée, presque allongé dans les coussins recouvrant un large fauteuil. C’est là qu’il s’est endormi.

 

*

 

Une bonne odeur de Sak le tire de son sommeil. Il s’y est rudement bien fait au Sak ! C’est une décoction d’une plante marine, mi-algue mi-herbe qui, séchée, donne une boisson que les Vahussis utilisent à la manière du thé ou du café. Elle contient d’ailleurs un certain excitant vaguement euphorisant qui met en forme.

Casseline est là, un pot à la main, lorsqu’il ouvre les yeux. Elle souffle doucement l’arôme du Sak vers le dormeur qui a un sourire. Quelle merveilleuse façon de se réveiller ! Elle s’agenouille et verse le Sak dans une timbale de métal. Lorsqu’elle redresse la tête. Cal reçoit encore le choc de ses yeux violets. Il tend la main pour caresser les longs cheveux d’or pâle.

— Est-ce que tu iras chercher tes affaires aujourd’hui, pour t’installer ici ?

Le visage grave, Casseline incline lentement la tête.

— Si tu le veux toujours, oui.

À son tour. Cal incline la tête, les yeux rivés à ceux de la jeune fille. Devant la tradition vahussie, ils sont maintenant liés. Tout simple et aussi très émouvant.

Cal prend la timbale et boit, puis se lève.

— Ripou t’aidera à apporter ce que tu désires et à arranger cette maison à ton goût. J’ai à faire, Cassy, je v…

— Cal, interrompt la jeune fille… j’aime bien que tu m’appelles Cassy !

Il sourit, secoue la tête et poursuit :

— Je te disais que je vais aller en mer aujourd’hui, ne m’attends pas avant la fin de la journée. Ce soir, si tu veux bien, nous inviterons nos amis. Tu veux t’en charger ? Ripou t’aidera.

— Tu sais, je ne comprends pas toujours tes relations avec tes amis, Ripou, Lou et les autres. Tu leur demandes des choses comme si tu étais leur maître !…

Aïe ! Voilà une chose à laquelle il n’a pas fait assez attention. Et si Casseline l’a remarqué, d’autres l’ont sûrement remarqué aussi.

— Il y a bien longtemps, ils m’ont accordé leur amitié et leur dévouement. C’est comme cela chez nous. Depuis, ils me considèrent un peu comme leur chef et sont heureux des services que je leur demande.

— Tout de même, plus de deux cents amis, ça fait beaucoup !

— En fait, je n’en ai pas tant que cela. Ripou, Salvo, Belem, c’est tout. Les autres, les hommes de Stuil sont des soldats-bâtisseurs, comme il en existe beaucoup dans mon pays. Ils veulent voyager, voir de nouvelles régions, ils se donnent un chef et partent avec lui. Tu vois, c’est simple, même si les Vahussis n’agissent pas de cette manière.

— Mais ils connaissent tant de choses !

— Parce que nous avons beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup appris. C’est de cette manière que l’on progresse, tu sais.

— En voyageant ?

— En voyageant, en observant et en revenant pour enseigner aux siens ce que l’on a appris, oui. Dis-moi, sais-tu où est Lou ?

— Sur le quai, dehors, avec Sipio.

Le robot est en train d’aider le vieux pêcheur à raccommoder ses filets. Cal les observe un instant et approche.

— Est-ce que les pêcheurs se sont organisés, Sipio ?

Le vieux relève sa belle tête complètement blanche, aux traits burinés, la peau cuite d’un bronzage aux reflets cuivrés.

— Tu veux dire… comme les bâtisseurs qui construisent les bateaux ?

— Oui.

— Oh ! nous sommes trop indépendants pour ça ! dit le vieil homme avec un regard amusé.

— Quand un jeune achète un bateau, qui lui apprend comment naviguer, comment pêcher ?

— Il apprend tout seul, tiens ! comme les autres l’ont fait avant lui.

— Est-ce que tu imagines le nombre de jours de pêche perdus, les accidents aussi, nécessaires pour apprendre ce métier ?

— Que veux-tu faire. Cal ? Tu ferais mieux de dire tout de suite ton idée.

— Sacré malin, fait Cal en souriant. Eh bien tu vois, si les dix ou douze meilleurs patrons se réunissaient pour expliquer à quelqu’un comment on navigue, comment on devient un bon marin, d’abord, un bon pêcheur ensuite, puis un patron, ce qu’il faut faire dans la tempête avec une voile arrachée, comment on trouve les bancs de poissons, bref, tout ce qu’ils ont appris au fil des années, cette personne pourrait écrire tout cela dans un livre. Et ensuite les futurs marins ou les futurs patrons liraient ce livre et apprendraient plus vite et mieux.

— Il faudrait d’abord que les marins sachent lire, riposte le vieux !

— Autrefois, presque tous les Vahussis savaient lire, ils peuvent apprendre aujourd’hui.

— Un seul livre ne suffirait pas.

— C’est vrai, et il faudra un livre destiné aux marins et un livre destiné aux patrons. De toute façon, Divo va faire venir des « étudiants » qui auront pour tâche de recopier les livres.

— En somme, tu voudrais qu’on fasse comme les bâtisseurs, avec des Maîtres, des Compagnons, et des apprentis.

— C’est cela, des Maîtres-patrons, des marins-Compagnons, etc. Mais tous les patrons ne seront pas Maîtres, seulement les meilleurs. Et quand je dis les meilleurs, je ne pense pas seulement aux connaissances, mais aussi aux qualités. Il faut qu’ils soient bons, dévoués, qu’il soit agréable de travailler avec eux.

— Et tu penses arriver à ça ?

— Si tu veux bien t’en occuper, Sipio, oui !

— Moi, mais pourquoi moi ? proteste soudain le vieux bonhomme.

— Parce que tu es un bon patron, parce que tu aimes t’occuper des jeunes malgré ce que tu racontes, et parce que tout le monde te respecte. Je te demande de faire ça pour moi, Sipio, par amitié.

L’autre reste immobile un moment, tripotant sa navette.

— C’est toi, un étranger, qui te donnes tout ce mal pour nous ? Faut-il que toi aussi tu aimes les Vahussis, se décide-t-il enfin en redressant un visage soudain sérieux. D’accord, Cal, je le ferai, pour toi surtout…

— Merci. Maintenant, je voudrais aller en mer aujourd’hui, sais-tu qui pourrait me prêter un bateau ?

— Vois Kalosipol, il a perdu un fils dans la bataille et n’ira pas pêcher avant plusieurs jours.

 

*

 

Deux heures plus tard, le sloop disparaît à l’horizon. À bord, Lou, Salvo, Belem et Cal.

— Lou, appelle HI et dis-lui d’envoyer un amphib ici. Belem restera à bord du bateau dans ce coin, hors de la vue des côtes et des autres bateaux, en attendant notre retour, dans la soirée.

Pour se faire plaisir, plus tard, Cal pilote l’amphib pour la rentrée dans le silo, à la Base. Longtemps qu’il n’avait pas tenu les commandes et ça lui manquait. Sans attendre, il se rend au Contrôle Général et s’assied dans le fauteuil face aux panneaux d’ordres. Tout de suite, le voyant rouge de communication s’allume.

— HI, l’émetteur de ma dent a sauté, il faut que tu me le fasses remplacer ; je voudrais aussi un bain régénérateur. À propos, quelles sont les conséquences, à longue portée, des bains ?

— L’effet immédiat de reconstitution des forces vives et de rééquilibre du métabolisme est accompagné, à long terme, d’une régénération des cellules. Ton espérance de vie de Terrien est de quatre-vingt-quinze ans, mais les bains empêcheront les marques visibles de décrépitude… C’est le terme scientifique. Tu garderas la même apparence que celle de tes trente et un ans actuels jusqu’aux quatre cinquièmes de ta vie environ. Cependant, celle-ci, par l’accumulation des produits de régénérescence, sera allongée. Mais il est impossible de dire de façon précise de combien. Probablement d’une vingtaine d’années, peut-être nettement plus.

— En somme, j’ai encore au minimum soixante-quatre ans de vie devant moi et, au maximum, un nombre d’années inconnu ?

— D’environ vingt ans de plus, au minimum, oui.

— La fin de ma vie sera pénible ?

— Non, avec les traitements, tu garderas toutes tes facultés et tu mourras obligatoirement, sauf accident, d’un arrêt soudain du cœur.

Le Terrien reste un long moment songeur. Il avait besoin de cette précision pour prendre une décision.

— HI, j’ai redressé la situation dans cette époque mais je vais donner un nouveau coup de pouce à l’Évolution. De ton côté, je veux que tu fasses des recherches sur le continent arctique sud. Tâche de repérer un endroit où il serait possible d’installer une Base mieux camouflée que celle-ci, qui va devenir d’ici peu trop en vue. Fais un projet d’installation que tu me soumettras, qu’elle soit avant tout rationnelle avec des possibilités de sortie à la fois vers le ciel et par l’océan. Que les halles de stockage des matières premières soient très vastes, davantage qu’ici, de même que les chaînes de fabrication.

— Bien.

— Autre chose ; recherche dans ma documentation terrienne la technique des premières réalisations d’imprimerie et fais-moi une liste des gisements miniers exploitables à ciel ouvert sur le territoire de Kankal, jusqu’à deux cents kilomètres au nord, et quatre cents à l’ouest et au sud.

— Bien.

Il va pour se lever lorsqu’il se ravise.

— Est-ce que le réseau des satellites de surveillance des Loys est toujours en état de marche ?

— Oui.

— Partout dans l’espace ?

— Sur l’étendue d’espace reconnue par les Loys, c’est-à-dire jusqu’aux frontières de cette Galaxie.

— Ils sont en activité ?

— Non.

— Si je me souviens bien je t’avais laissé des consignes pour surveiller l’espace, au sujet d’une capsule pénitentiaire du genre de celle qui m’a amené ici ?

— Oui.

— Tu n’as pas activé le réseau pour cela ?

— Seulement les détecteurs de proximité.

— Fais le nécessaire pour l’ensemble, alors. Mais une surveillance passive, hein ? Pas d’interrogation radio en cas d’écho. Je veux être prévenu immédiatement, où que je sois, si un objet de ce genre est repéré.

— Bien.

— Je vais dans la salle de régénérescence, fais-moi un traitement d’entretien.

 

*

 

C’est trois jours plus tard qu’eut lieu la désignation officielle du Protecteur de Kankal.

Cal a fait voter chaque Vahussi, homme ou femme, de plus de dix-huit ans. La chose a été accueillie avec curiosité d’abord, enthousiasme ensuite. Divo a été élu Protecteur de Kankal à l’unanimité absolue. Évidemment, ce vote est un peu truqué dans le contexte actuel, mais il a pour but d’inciter les habitants à penser qu’ils ont eux-mêmes choisi leur chef. Et Divo ne sera pas plus mauvais qu’un autre après tout. Ce sera en tout cas un précédent. Aux Vahussis de mieux s’organiser dans l’avenir, le coup de pouce est donné.

Le lendemain matin, le premier conseil du Protectorat de Kankal se tenait. C’est là que le sort du Rajak fut décidé. On le ramènerait à Senoul, avec une corvette, sous la promesse de laisser les habitants de la ville libres d’y rester ou d’en partir. Une rançon de 200000 vais sera payée, sur la fortune personnelle du Rajak, à la ville de Kankal, pour permettre à Divo de financer les travaux. En outre, le Rajak rentrera chez lui en vêtements de simple citoyen, pour frapper les esprits.

De même il fut prévu que la religion de Frahal serait autorisée à Kankal, à la seule condition que ses membres ne tentent jamais d’y amener des adeptes par la force. Ses prêtres seront également astreints à un travail, et le prélèvement d’un impôt ou des dons en nature seront interdits sous peine d’exclusion du territoire. Ce libéralisme a beaucoup impressionné la population. Elle avait encore besoin d’un cadre de vie que Frahal lui avait apporté et s’en débarrasserait d’elle-même plus tard.

Les chantiers reçurent l’ordre de travailler à des frégates, des corvettes et des sloops de pêche, exclusivement. Plus de bricks. On décida de faire venir des marchands, de leur accorder une escorte sur la traversée du territoire et de bâtir une ou deux petites villes au croisement des pistes importantes. Enfin Cal reçut l’autorisation de lancer les ateliers qu’il voudrait. En récompense, il reçut un morceau de territoire qu’il choisit avec soin, dans les collines, à cinquante kilomètres au sud de la ville. C’était en fait un gisement de cuivre repéré par HI, d’une immense richesse. Il comptait bien en organiser l’extraction et le laisser à Casseline. Elle aurait là de quoi être riche et pourrait même y créer une dynastie.

Enfin, Divo créa une sorte d’université où il fut convenu d’attirer tous les savants que l’on pourrait décider. Deux branches distinctes : Connaissance des Lettres et Connaissance des Sciences. C’était très rudimentaire, mais les choses évolueraient d’elles-mêmes.

Cal se mit aussitôt au travail avec les robots, transformés maintenant en ouvriers-instructeurs. Chaque mois, des réfugiés arrivaient d’un côté ou de l’autre. L’histoire de Kankal avait été racontée très loin et des familles entières venaient jusqu’ici. Divo comprit qu’il fallait s’agrandir et la construction de deux villes fut entamée. L’une se situait dans les collines au nord, du côté des mines à ciel ouvert, l’autre, en bordure de mer, au sud, groupant les ateliers d’industrie. Kankal se réserva les constructions navales et l’Université avec, en parallèle, les imprimeries rudimentaires pour multiplier la circulation des livres et de la Connaissance.

Cal avait gardé sa maison du port de Kankal mais s’en était fait construire une autre, le long d’une plage à quelques kilomètres au sud. Quant au gisement de cuivre, les robots eurent vite fait d’en bâtir tout le matériel d’extraction, les chemins de roulement, les pistes, les sillons ; bref la mine était prête à fonctionner lorsque les premiers ouvriers arrivèrent. Un petit village avait été construit pour eux à l’abri des vents dominants.

La journée de travail, de dix heures, le tiers du jour sur cette planète, fut un événement. Partout ailleurs, il fallait travailler quinze heures d’affilée. Les salaires étaient payés chaque soir, ce qui permettait à chacun de venir ou non le lendemain, selon son humeur. Sans la rationalisation des installations, l’entreprise aurait été un désastre, mais en l’occurrence tout fonctionnait à merveille. D’autant que Cal avait installé une fonderie rustique au bas des collines, et qu’ainsi il avait la haute main sur la fabrication du métal le plus précieux à part l’argent.

À ce propos, une mine d’argent avait été mise en exploitation pour le compte du Protectorat afin de financer les travaux généraux à venir, la construction des villes et le paiement de ce nouveau corps, les « administrateurs » du Protectorat, et l’armée de Sistaz, bien sûr. Cal avait même enseigné des rudiments d’urbanisme aux nouveaux architectes.

Divo se révélait un bourreau de travail et un remarquable organisateur. À trois reprises, Sistaz avait dû intervenir avec son armée pour repousser des incursions d’armées de Frahal, venues d’une ville ou d’une autre, mais jamais en tout cas de Senoul. Le Rajak avait été manifestement très impressionné par la bataille de Kankal.

C’est au milieu de la seconde année, alors que Casseline attendait déjà son deuxième enfant, que Cal pensa à l’avenir et eut l’idée de forger une arme vivante, indifférente au temps. Peu à peu, il chercha des Vahussis montrant des qualités de cœur et de réflexion, des hommes raisonnables, tolérants avant tout, pacifiques et intelligents, recrutés au début parmi les bâtisseurs des chantiers navals, puis des autres corporations.

Il créa ainsi une société secrète qu’il nomma les « Bâtisseurs du Monde » à laquelle il donna pour but d’améliorer le sort des hommes et de s’améliorer eux-mêmes en cherchant la Connaissance. Ils se reconnaissaient entre eux par un signe et disposaient aussi d’un mot secret, valable six mois. Ils se réunissaient secrètement, en assemblée, deux fois par mois pour faire le point des études en cours et pour des séances d’entraînement particulier.

En prévision de l’avenir. Cal instaura, parmi des traditions symboliques, l’obligation de maintenir son corps en bonne santé et d’étudier l’art du combat défensif. C’est-à-dire qu’il sélectionna un certain nombre de prises empruntées aux vieux arts martiaux terriens, judo, aïkido, Kung-fu, mais essentiellement les gestes de défense. Puis il instaura des grades d’apprenti, de Compagnon, de Maître, de Chevalier et de Prince. À chacun correspondaient des connaissances supplémentaires, philosophiques, morales, symboliques et de nouvelles manœuvres de combat. Mais seuls les Maîtres, et surtout les Chevaliers et les Princes reçurent une instruction de karaté, combat offensif.

C’est Lou qui se chargea de l’enseignement. Dès que le nombre des membres dépassa la centaine, il fit éclater le groupe en « ateliers » d’une trentaine de personnes, travaillant séparément sous la direction d’un « sage », élu pour deux ans parmi les Maîtres. Le grade de Chevalier n’était qu’une distinction, la marque du savoir, pas celle du pouvoir.

Là encore, il lui fallut tricher un peu pour obtenir rapidement ce qui était souhaitable. Après avoir repéré les hommes possédant les qualités de base, il les fit enlever de nuit et les passa sous injecteur hypnotique pour influencer leur subconscient. Les banques mémorielles contenaient des connaissances qui se révéleraient rapidement, permettant aux sujets d’acquérir très vite les notions justifiant un grade de Maître ou de Chevalier. Au bout d’une année, chaque ville du Protectorat possédait au moins un atelier, les traditions étaient solidement implantées, et le secret bien gardé puisque Divo lui-même n’avait jamais entendu parler des « Bâtisseurs du Monde ».

La tâche la plus difficile fut d’imposer le rythme de travail du Protectorat. Étant donné la décomposition de l’année vahussie. Cal avait vite compris que la semaine terrienne ne pouvait pas s’y adapter. Il avait donc crée la « dizaine ». La « dizaine » comprenait huit jours de travail de suite et deux jours de repos. La notion de repos, inconnue, fut difficile à faire admettre. Mais chacun des deux jours fut destiné à une activité sportive, football le premier, rugby le second, et ça marcha ! Les Vahussis retrouvèrent l’enthousiasme de leurs ancêtres pour ces sports. Cal passa alors à la seconde partie de son projet.